Cette communication, au croisement de la sociologie économique et de la sociologie du travail, s'intéresse au rôle d'intermédiaires de marché (Bessy, Chauvin, 2013) - les experts immobiliers - dans la valorisation des portefeuilles de gestionnaires d'actifs. Si certains travaux d'économie comportementale (Klamer et al., 2017) analysent les potentiels conflits d'intérêts entre les parties comme des dysfonctionnements conjoncturels, je montre au contraire qu'une relation de dépendance des experts à ces gestionnaires structure leurs pratiques quotidiennes de travail. Ainsi, derrière leur apparente neutralité, ces experts sont des acteurs essentiels à la réalisation du profit des gestionnaires d'actifs immobiliers, légitimant leur activité d'accumulation.
Depuis la fin des années 1990, une partie croissante du patrimoine immobilier de grandes métropoles françaises (Paris et Lyon principalement) – majoritairement le secteur de l'immobilier d'entreprise (bureaux, commerces, logistique) – fait l'objet d'investissement par des sociétés de gestion d'actifs. Ces entreprises spécialisées dans l'investissement immobilier (sociétés de gestion pour comptes de tiers, SIIC, compagnies d'assurance, etc.) gèrent aujourd'hui 350 Mds d'€ en France. Elles tirent leur revenu de flux réguliers de loyers et de plus-values à la revente, en mobilisant des méthodes de gestion « actives » de l'immobilier qualifiées de « financiarisation » du secteur (Guironnet et al., 2018). Pour des questions de stabilité financière et de transparence des marchés, les autorités régulatrices (AMF, ACPR) exigent que ces sociétés fassent régulièrement évaluer par des experts indépendants la « valeur vénale » (i.e. la valeur de marché) de leurs actifs. Les experts des cabinets internationaux de conseil en immobilier d'entreprise (CBRE, Cushman & Wakefield, JLL, BNP RE) occupent une position dominante sur le marché de l'expertise en France : ils détiennent le quasi-monopole de l'information sur les transactions via leurs bases de données et leurs dirigeants sont présents dans les instances de direction des principales associations professionnelles.
Ce principe d'indépendance des évaluateurs des entreprises, prôné par la théorie financière standard, a été largement remis en cause par des travaux sociologiques (Sauviat, 2003 ; Montagne, 2009). Toutefois, peu d'entre eux se sont intéressés à la manière dont se matérialise en pratique cette relation de dépendance, en particulier dans ce secteur de la finance immobilière. À partir d'une ethnographie de 4 mois dans le service d'expertise d'un de ces grands cabinets durant une période d'anticipation de ralentissement économique, et ayant bénéficié de l'accès à des notes de conjoncture internes de l'entreprise sur la période 2008-2010, j'analyse la porosité des intérêts entre évaluateurs et évalués ; en effet, les périodes de « crise » (Boyer, 2015) constituent des moments privilégiés pour objectiver les rapports qui se tissent entre élites économiques (Angeletti, 2017). Mais loin de constituer des moments exceptionnels où l'indépendance est remise en question, je montre que les enjeux de concurrence entre cabinets, le cadre bureaucratique dans lequel se déroule le processus d'évaluation et les trajectoires et aspirations professionnelles des employés contribuent à expliquer la porosité de ces relations.